— Je veux du sexe, Kenji, du sexe ! Buvons de la bière ici et quand tu seras plus en forme, allons dans un endroit excitant.
Je n’étais pas sûr que ma blague sur le batting-center ait eu l’effet escompté. Avant de quitter Jun, on était passé ensemble dans un magasin à Shibuya et j’avais acheté une bombe anti-agression. Jun voulait que je prenne plutôt un pistolet à décharge électrique, mais il présentait un défaut majeur : si on n’avait pas le temps de le mettre en marche avant d’être attaqué, on était cuit, et si on le laissait allumé en permanence, la batterie se déchargeait rapidement. C’était utile en cas d’agression caractérisée mais pas pour la prévention.
Le plus sûr était de laisser Frank seul et de m’éloigner de lui. Le mieux serait qu’il passe trois heures dans un hôtel de passe avec une hôtesse de club chinois ou une prostituée d’Amérique du Sud.
— Tu veux une femme ? demandai-je.
— Evidemment, répondit Frank, mais il est encore un peu tôt.
— Oui, mais ce soir il n’y aura peut-être pas beaucoup de prostituées, le nouvel an c’est dans deux jours, les entreprises japonaises sont déjà en vacances, et les businessmen sont rentrés chez eux, alors les prostituées savent qu’elles n’auront pas beaucoup de boulot et il y en aura peu dehors.
— Ce n’est pas un problème, j’ai déjà fait ma petite enquête.
— Comment ?
— Après dîner, je suis allé me balader dans le coin et j’ai demandé au Black qui distribue des prospectus, tu sais, celui qu’on a rencontré hier, il m’a expliqué tout un tas de choses, et j’ai aussi demandé à une fille dans la rue, elle parlait à peine anglais mais elle a réussi à m’expliquer que ce soir la plupart des prostituées vont travailler, le nouvel an, elles s’en fichent, elles sont toutes venues de l’étranger pour faire du blé ici, alors...
— Tu te débrouilles très bien tout seul, tu n’as pas besoin de mes services.
Si seulement il pouvait perdre tout intérêt pour moi, me renvoyer et se chercher une fille tout seul !
— Bien sûr que si, Kenji ! Tu es déjà bien plus qu’un simple guide pour moi, tu es un ami, ah, je t’ai vexé parce que je suis parti me renseigner de mon côté ? Excuse-moi si ça t’a blessé dans ta fierté, tu es fâché ?
— Mais non, pas du tout, répondis-je doucement en souriant. De toute évidence Frank était différent d’hier. Il avait un comportement plus positif, il parlait plus fort, avait l’air de bien meilleure humeur. Il semblait avoir les nerfs plus solides.
— Tu as l’air en forme ce soir, fis-je remarquer. Tu as bien dormi hier ?
Frank secoua la tête.
— A peine une heure.
— Une heure ?
— Oui, mais ça ne fait rien, quand les cellules de mon cerveau se renouvellent, je n’ai pas besoin de dormir beaucoup, sais-tu que quand on ne subit aucun stress on a besoin de beaucoup moins de sommeil ? C’est pour reposer le cerveau et non le corps qu’on a besoin de dormir si on est fatigué physiquement, il suffit de s’allonger un moment pour récupérer, mais le cerveau, lui, ne peut récupérer que grâce au sommeil, les gens qui restent trop longtemps sans dormir peuvent devenir violents, violents à un point inimaginable.
Une fille que je connaissais venait d’entrer dans le bar, seule. Elle s’appelait Noriko et faisait du rabattage pour un club de rencontres. Je l’appelai d’un geste. Les clubs de rencontres étaient des établissements où on pouvait boire et faire du karaoké gratis, et où étaient conviées un certain nombre de filles ramassées dans la rue. Les hommes payaient un droit d’entrée et demandaient des rendez-vous aux filles qui s’y trouvaient rassemblées.
— Tiens, salut Kenji !
Je présentai Noriko, qui s’approchait d’un pas titubant, à Frank.
— Voici Noriko, elle connaît tous les établissements du coin, elle peut nous renseigner sur ce qu’il y a de plus intéressant en ce moment.
Puis j’expliquai en japonais à Noriko que Frank était mon client. Noriko ne parle pas un mot d’anglais, c’est une délinquante aguerrie qui, à vingt ans à peine, a déjà passé plus de temps en maison de correction ou en foyer pour jeunes délinquants que sur les bancs du lycée. J’avais appris ça par les rumeurs qui circulaient spontanément ici ou là. Toutes les véritables délinquantes ont cette même tendance mais Noriko, plus que toute autre, ne prononçait jamais un mot sur son passé, même ivre morte. Quand on avait l’occasion d’examiner de près une fille comme elle, on se disait que l’expression « jeune délinquante » n’était pas encore passée de mode.
Quand il vit Noriko debout entre lui et moi, Frank eut une expression étrange. La colère, le mécontentement et la résignation semblèrent clignoter ensemble dans ses yeux. Noriko lui jeta un petit coup d’œil indifférent puis détourna aussitôt le regard. Son intuition l’avertissait tout de suite quand il valait mieux ne pas regarder quelqu’un. Elle avait été élevée au milieu de gens dangereux dont il valait mieux éviter le regard.
— A propos, Frank, je ne connais pas ton nom de famille, dis-je en offrant à boire à Noriko. Elle choisit un Wild Turkey coupé au soda. Frank, tu veux bien me dire ton nom, c’est l’occasion, comme ça je pourrai te présenter correctement aux dames.
Frank parut encore plus mécontent que lorsque Noriko nous avait rejoints.
— Mon nom, marmonna-t-il plusieurs fois en secouant la tête.
— Je dérange ? fit Noriko, s’apprêtant à changer de place, mais je la retins d’un regard suppliant.
— Masorueda, dit Frank.
Je crus d’abord qu’il essayait de dire quelque chose en japonais.
— Pardon ? fis-je, et il répéta lentement « Masorueda ». De toute ma carrière de guide pour étrangers, jamais je n’avais entendu un nom aussi bizarre. Je le présentai néanmoins sous ce nom à Noriko.
— Il ne s’appelait pas Frank ? fit-elle en sortant un paquet de Marlboro rouge de la poche de son duffle-coat. Elle avala son whisky à toute allure, puis alluma une cigarette.
— Frank c’est son prénom, comme Kenji ou Noriko, tu vois.
— Non mais, je sais quand même ça, c’est comme Whitney Houston, Whitney c’est son prénom et Houston son nom de famille.
— Comment vont les affaires ces temps-ci ?
— Pas terrible, il fait trop froid. Tu l’amènes au club ?
— Seulement s’il me dit qu’il veut y aller.
Frank nous regardait bavarder avec son air inexpressif habituel. Noriko ne lui adressa pas un regard.
— C’est un gaijin, tu peux bien l’amener sans lui dire à l’avance où vous allez. Tu fais pas ça, toi, Kenji, tu les arnaques jamais ?
— Généralement non.
— Vraiment ?
— Dis donc, c’est rare de te voir dans un bar à cette heure-ci. Tu as déjà fini de bosser ?
— Non, mais je ne me sentais pas bien.
Elle me demanda si elle pouvait boire encore un verre. « Je t’en prie », répondis-je. Le bar était plein, on entendait résonner les accents d’une guitare jazz. Noriko s’y connaissait étonnamment bien en jazz, pour quelqu’un de notre génération. Elle agitait le menton au rythme de la basse qui vibrait dans le sol et les murs, et à chaque fois ses longs cheveux teints en châtain s’agitaient, la fumée de sa cigarette s’élevait entre les mèches. Son visage aux traits réguliers était tiré par la fatigue. « Elle est hôtesse ? » demanda Frank. J’avais oublié comment on disait « rabatteur » en anglais, aussi je lui expliquai qu’elle faisait le même travail que le Black à qui il avait parlé. « Elle est jolie », me murmura Frank à l’oreille. Je le répétai à Noriko, qui se tourna vers lui pour le remercier.
— C’est Kenny Burrell à la guitare, dit Frank en s’adressant à elle. Il y a un pianiste du nom de Danamo Masorueda avec qui Burrell faisait souvent des sessions, il n’est pas très célèbre, n’avait même pas beaucoup de talent mais il était d’origine bulgare et son grand-père était un magicien de l’Église hérétique bogomile.
Noriko me demanda ce qu’il disait et je traduisis. Ce pianiste portait le même nom que lui, remarqua Noriko en sortant de son paquet une deuxième Marlboro, que Frank lui alluma. « Merci », dit-elle en japonais, « dômo », puis elle se reprit et fit : « Sankyû » (thank you), puis elle rit. « Dômo », répéta Frank en japonais en soufflant son allumette.
— Un magicien ? Qui faisait de la vraie magie ? demanda Noriko.
— A magician ? demandai-je à mon tour à Frank.
— No, répondit Frank avec emphase en redressant le dos. Vous devez savoir que la magie a eu son heure de gloire dans l’Europe du Moyen Âge, notamment en Bulgarie, mais il ne s’agissait pas de tours de magie ou de jongleries, mais de sorcellerie.
En anglais on utilise le même mot magie pour désigner les tours de magie et la sorcellerie, mais Frank avait bien différencié les deux en parlant de trick et de juggler pour la magie ordinaire.
— Ces gens rendaient un culte au démon, qui en échange leur transmettait ses pouvoirs, ils s’unissaient au diable, ce genre de chose, à mon avis, une fille comme elle doit s’intéresser à ça, ajouta-t-il en désignant Noriko.
Depuis qu’il s’était mis à évoquer le diable, ses yeux étaient devenus humides. Le bord de ses paupières avait rougi et tremblait légèrement. Ça me rappela soudain un cadavre de chat que j’avais vu, gamin. J’avais marche par inadvertance sur un cadavre de chat abandonné dans un terrain vague, qui pourrissait déjà, et à l’instant où j’avais posé le pied dessus, les gaz qui gonflaient son ventre avaient émis des craquements, ses orbites avaient sauté en l’air, et l’une d’elles était venue se coller sur ma chaussure.
— Autrement dit, ce qu’ils visaient c’était le sexe, le sexe, oui, baiser avec le diable, de toutes les façons anormales possibles : sodomie, scatologie, nécrophilie, tout a commencé avec un groupe de croisés partis défendre la terre sainte et Jérusalem, qui entra en contact avec des hérétiques arabes, au quatorzième siècle. Lors de la cérémonie d’entrée dans un ordre de chevalerie, le nouveau venu devait obligatoirement embrasser l’anus du personnage le plus haut de la confrérie, ça doit lui faire battre le cœur plus fort d’entendre parler de ça, non ? Les Rolling Stones aussi, à un moment, étaient devenus des fanatiques de l’adoration du Démon, cette fille, elle est du style à aimer les Rolling Stones.
Je traduisis péniblement.
— Il ment comme il respire, ce type, répliqua Noriko, puis elle saisit Frank par le bras : Ecoute, je ne m’intéresse absolument pas au diable et à toutes ces conneries. Et cette guitare ce n’est pas Burrell, tu racontes n’importe quoi, crétin, va, il joue en octave non, c’est Wes, ça, Wes Mongomery, tu ne connais pas, espèce de débile ? Pauvre vieux, va !
Je traduisis le plus simplement possible à Frank, mais Noriko m’apostropha aussitôt violemment :
— Hé, Kenji, tu lui as bien dit que c’était un crétin, au moins, hein ? Je connais le mot fool en anglais, et je ne t’ai pas entendu le prononcer. Tu ne lui as pas dit, hein, je suis sûre ?
J’eus beau tenter de lui expliquer qu’il y avait d’autres mots que fool en anglais pour dire « crétin », elle refusa de comprendre. En général, ce sont les yakuzas qui réagissent comme ça, mais les gens comme Noriko, hommes ou femmes, ont la moutarde qui leur monte facilement au nez. Ce n’est pas qu’ils se mettent en colère sous l’effet de l’ivresse, mais il y a dans leur ton et leur comportement une forte tendance à l’instabilité, qui fait que l’interlocuteur a l’impression d’être pris pour un imbécile. Mais si on donne le change en le prenant à la rigolade, ça s’arrête tout de suite, ce qui permet de sauver la situation.
Mais Frank prit sa fameuse expression de mécontentement brutal. Ça y est, me dis-je alors, j’ai compris : c’est à la vue de cette expression chez lui que j’ai commencé à avoir des doutes. Ce changement n’avait pas échappé à Noriko, qui prit un air étonné qui semblait dire : « Mais qu’est-ce que c’est que ce gaijin ? » et se calma aussitôt.
— Kenji ? dit Frank à voix basse, d’un ton paisible, cette fille, c’est une pute ?
Je traduisis la question à Noriko, qui répondit en regardant Frank droit dans les yeux comme pour le sonder :
— Moi j’ai arrêté, mais dans la boîte où je travaille il y en a.
Frank, qui n’avait pas quitté son expression mécontente, déclara :
— Très bien, allons voir ça.
Les tables individuelles où étaient assises les filles portaient des panonceaux avec des numéros. Elles étaient cinq, et buvaient des whiskies coupés à l’eau, des jus de fruits, ou chantaient en karaoké. Noriko nous servit de la bière, à Frank et moi, puis nous tendit un papier de la taille d’une carte postale, et nous expliqua le fonctionnement du lieu.
— Cette fiche est payante : deux mille yens. Vous notez dessus le numéro d’une fille qui vous plaît, et vous précisez aussi votre demande. Par exemple, si vous voulez un rendez-vous à l’extérieur, ou si vous préférez boire un verre avec elle ici, il faut être clair, ces filles ne sont pas des professionnelles.
Je traduisais ses explications au fur et à mesure à l’oreille de Frank. Les cinq postulantes avaient des physionomies, des attitudes et des styles de vêtements très différents. La table numéro un était occupée par une fille en minijupe blanche, lourdement maquillée, qui avait plutôt l’air d’une professionnelle qu’autre chose. Il y a trois ou quatre ans encore, il était impensable qu’une non-professionnelle vienne se promener seule une veille de réveillon en minijupe blanche à Kabukichô. A la table numéro deux était assise une fille en veste de cuir et pantalon de velours, à la numéro trois une en tailleur crème, tandis que les tables quatre et cinq étaient occupées par deux filles visiblement arrivées ensemble, qui portaient le même genre de pull aux couleurs voyantes. A notre arrivée la fille du numéro un était au karaoké. Maintenant la numéro trois avait pris la relève et fredonnait une chanson de Seiko Matsuda qui était à la mode il y a plus de dix ans.
— Kenji, c’est quel genre d’endroit ici ? demanda Frank. J’étais bien en peine de répondre. Tout à l’heure Noriko a bien dit qu’il y avait des putes ici ?
Je lui répondis que ces temps-ci au Japon il y avait de plus en plus de filles dont on ne pouvait dire si c’était des professionnelles ou non, et j’eus l’impression qu’il me comprenait. Les filles de la un et de la trois nous adressaient des sourires à tous les deux. Moi aussi j’étais bien en peine de dire de quel genre de fille il s’agissait. Il y avait six ou sept tables dans l’établissement, et au mur une tapisserie sale aux ridicules motifs orange, qui donnaient une impression de faux luxe : on avait voulu imiter des tapisseries de châteaux européens mais avec le budget minable prévu c’était évidemment impossible. Plusieurs tableaux ornaient les murs : des reproductions de nature morte comme on en trouve dans les expositions de grands magasins de province. Sur les menus posés sur les tables, rehaussés de dessins de fleurs aux quatre coins, figuraient en écriture manuscrite des remarques du genre : « La sauce des nouilles au sarrasin est bien relevée, un délice ! » ou encore : « Ici, les nouilles chinoises ne sont pas instantanées ! » Dans la petite cuisine composée d’un simple évier et de deux plaques électriques officiaient un quadragénaire en costard – le patron des lieux apparemment – et un jeune serveur au nez et à la lèvre ornés d’anneaux. Il n’y avait qu’un client à part nous, un quadragénaire aux allures de fonctionnaire.
— Kenji, laquelle de ces filles est une prostituée professionnelle ? me demanda Frank, le stylo entre les doigts. Je te l’ai dit, moi ce que je veux, c’est baiser, et Noriko a dit qu’il y avait des putes ici.
Je pensais que Frank allait choisir une de ces cinq filles et l’inviter à boire un verre dehors. Toutes les cinq avaient l’air ambigu : elles pouvaient aussi bien passer pour des prostituées que pour des employées ordinaires. Les filles vraiment honnêtes ne mettent pas les pieds dans ce genre d’endroit mais il me semblait bien qu’il n’y avait plus tellement de filles « honnêtes » au Japon.
Dans la première colonne du papier que nous avait passé Noriko, il fallait inscrire le numéro de l’élue. Suivaient quelques lignes à remplir par le client pour fournir des renseignements assez succincts : nom, prénom, âge, profession, lieux de distraction préférés. Ensuite, il fallait préciser quel genre de divertissement on comptait proposer à la fille choisie. Dans la dernière colonne, destinée à la réponse, figuraient quatre phrases toutes préparées, et la fille devait cocher la bonne comme pour un test : « D’accord, allons où vous voulez », « emmenez-moi boire un verre quelque part », « commençons par boire un verre ici, et après on fera comme vous voudrez » « désolée, ce soir, je préfère m’abstenir ». Une fois remplie, la fiche était transmise à la fille en question, et au bout d’un moment sa réponse revenait. Frank choisit celle de la table numéro un, me demanda d’écrire les renseignements à sa place : nom : Frank Masorueda, âge : trente-cinq ans, profession : président d’une société d’importation, lieux de distraction préférés : les clubs de Manhattan, souhaits pour la soirée : passer une nuit romantique et sexy. De mon côté, je n’avais pas envie de choisir qui que ce soit mais le système du lieu interdisait à une fille de s’amuser avec deux clients en même-temps, je notai donc le numéro deux. Les papiers se payaient cash. Frank tira un billet de dix mille yens de son portefeuille imitation croco, le tendit à Noriko, qui apporta les fiches aux tables des deux filles. Celles-ci nous observèrent un moment, Frank et moi, puis prirent leur stylo et se penchèrent sur leur feuille comme sur des copies d’examen.
Noriko nous annonça qu’elle retournait dans la rue rabattre d’éventuels clients, elle s’apprêtait à sortir quand Frank l’arrêta :
— Attends un peu, juste une minute.
— Qu’est-ce qu’il y a ? fit Noriko en s’asseyant près de nous.
J’eus un mauvais pressentiment en me mettant à traduire ce que Frank avait à lui dire.
— Je te suis reconnaissant, commença-t-il.
— Pas de problème, je fais mon boulot, c’est tout.
— Je veux t’apprendre quelque chose en remerciement, un truc sur l’énergie psychique, d’accord ? Regarde mes index.
Frank avait joint ses deux mains sous les yeux de Noriko, comme on fait au Japon devant un autel bouddhique.
— Regarde bien, les deux index sont de la même longueur, n’est-ce pas ? C’est normal, mais dans trente secondes, l’index droit va s’allonger, regarde bien, compare avec celui de gauche.
Tout en parlant, Frank avait étendu ses mains horizontalement, index pointés comme un pistolet vers Noriko et moi.
— Regarde bien, maintenant mon index droit va s’allonger lentement, comme le haricot dans Jack et le haricot magique, concentre-toi !
J’étais assis à côté de Frank, en face de Noriko. De là, je voyais très bien la paume de la main droite de Frank et l’arrière de son poignet gauche. Les manches de sa veste et de son pull étaient un peu remontée, et le poignet apparaissait clairement. Je remarquai son poignet gauche parce qu’il me semblait peu poilu et que la peau avait une étrange couleur rosée comme si elle était enduite de fond de teint. Sans doute pour cacher quelque chose, me dis-je. Tout en traduisant à Noriko l’histoire de Jack et le haricot magique, que Frank était en train de lui raconter, j’observai la peau sous la couche de fond de teint. Elle était un peu gonflée, on aurait dit un tatouage un peu particulier, un tatouage en relief comme ceux des Hells Angels. Puis je compris que ce n’était pas un tatouage et tous les poils de mon corps se hérissèrent : c’était des cicatrices de tentatives de suicide. Je connaissais une fille qui avait essayé de s’ouvrir les veines et qui avait trois lignes comme ça sur son poignet. Mais les cicatrices de Frank dépassaient l’imagination : elles couvraient à peu près la moitié de son poignet. Sur une largeur d’au moins deux centimètres il y avait une invraisemblable quantité de cicatrices. Il avait dû se trancher les veines plusieurs fois, recommencer à peine la plaie refermée, au même endroit, et refaire ça un certain nombre de fois. Cette idée me donna envie de vomir.
— Kenji, qu’est-ce que tu regardes ?
Le son de sa voix me fit sursauter.
— Traduis bien exactement ce que je dis à Noriko, d’accord ?
Noriko avait l’air bizarre. Elle regardait dans le vide, les yeux vagues, et de gros vaisseaux palpitaient sur ses tempes.
— Tu vas oublier, tu entends, dès que tu seras sortie dans la rue, tu oublieras tout.
Loin de traduire ce que Frank venait de dire, je dis exactement le contraire à Noriko, que Frank était en train d’hypnotiser.
— Kenji, tu ne regardais pas mon index.
Puis Frank attrapa Noriko par l’épaule et lui lança d’une voix assez forte :
— I love you !
Les yeux de Noriko retrouvèrent leur aspect normal, elle nous salua et sortit. Frank me regarda, un léger sourire aux lèvres, et répéta :
— Kenji, qu’est-ce que tu regardais ?
Il me fallut un moment après que Noriko fut sortie du club pour retrouver l’usage de la parole. Je faisais un effort pour parler normalement, mais sans succès : ma voix tremblait jusqu’à me faire bredouiller. Je détestais depuis l’enfance tout ce qui avait trait aux pouvoirs supranaturels, et l’hypnose me rebutait totalement. La simple idée de voir quelqu’un perdre sa volonté propre sous l’influence d’autrui m’était désagréable. C’était la première fois que je voyais quelqu’un se faire hypnotiser sous mes yeux.
— Je regardais Noriko, c’est la première fois que j’assiste à une séance d’hypnose, dis-je d’une voix qui tremblait toujours. Il fallait que je persuade Frank que si ma voix tremblait, ce n’était pas parce que j’avais peur de lui, mais parce que l’hypnose m’avait impressionné. Je ne connaissais pas le mot « hypnose » en anglais, et je demandais à Frank comment on disait : il me répondit un mot que je n’avais pas l’habitude d’entendre, avec un accent différent de celui qu’il avait jusque-là, un accent plus anglais qu’américain.
— Frank, je ne comprends pas très bien.
— Quoi donc ?
— Si tu sais faire ça, tu n’as pas besoin de payer une pute, tu peux avoir n’importe quelle femme, il te suffit de l’hypnotiser.
— C’est difficile, répondit Frank. En cette saison, c’est même impossible, il fait trop froid, il faut que la personne se concentre sinon ça ne marche pas, je ne peux pas hypnotiser une fille dans la rue, si elle se concentre je peux lui demander n’importe quoi, mais il faut que j’obtienne sa concentration d’abord, et c’est difficile de faire fondre leur méfiance, et puis ce n’est pas amusant de baiser avec une fille comme si c’était une poupée, je préfère les prostituées.
Le serveur aux piercings dans le nez et la lèvre venait de nous apporter les réponses des filles des tables un et deux. Toutes deux avaient coché la case : « Commençons par boire un verre ici... » Le serveur nous demanda si nous voulions changer de table.
— Vous aurez à payer les boissons de ces dames, et un forfait pour les tables, cela vous convient-il ?
Frank répondit qu’il n’avait pas le choix, et nous nous installâmes tous quatre à une nouvelle table.
La première fille s’appelait Maki, la seconde Yuko. Maki nous expliqua qu’elle travaillait dans un club superclasse à Roppongi, mais que ce soir était son jour de congé et qu’elle était donc venue s’amuser ici. « Ça coûte six à sept mille yens là-bas rien que pour s’asseoir à côté d’une hôtesse », dit-elle fièrement. Je compris tout de suite qu’elle mentait. Ni son comportement, ni sa tenue, ni sa façon de s’exprimer ni même sa silhouette ne correspondaient à ceux d’une hôtesse de luxe. Elle devait plutôt travailler dans un cabaret du coin, et aspirait à devenir hôtesse à Roppongi. Yuko était étudiante, et nous expliqua qu’elle sortait d’une réunion de l’amicale des étudiants. C’était la première réunion organisée par un cercle de ses camarades mais elle s’y ennuyait tellement qu’elle était repartie assez tôt et comme elle ne savait pas où aller, elle était venue faire un tour ici. Elle faisait plutôt vieux pour une étudiante. Pourquoi avais-je l’impression que tout le monde mentait ? Comme si personne n’était capable de vivre sans se raconter de mensonges.
La soi-disant étudiante ne parlait pas un mot d’anglais. Il me semblait pourtant que l’examen d’entrée à l’université comportait des épreuves d’anglais, mais je ne lui posai pas la question. Je n’eus d’ailleurs pas le temps de faire des réflexions superflues, car Frank avait déjà fait remarquer en soupirant : « Pff, elle ne parle pas anglais. » Je traduisis à la fille qui baissa la tête et se justifia d’un air gêné : « Je fais une école technique. » Ça c’est peut-être vrai, me dis-je. Maki commanda un whisky à l’eau et Yuko du thé Oolong.
— Il n’ont pas de bon whisky ici, fit remarquer Maki en vidant son verre. Elle voulait sans doute nous faire comprendre qu’elle avait l’habitude de boire du whisky de luxe dans des bars de luxe. Maki s’exprimait en japonais avec un naturel parfait comme si c’était la seule et unique langue parlée au monde.
— Qu’est-ce que vous aimez boire ? demanda Yuko à Frank, qui répondit aussitôt :
— Du bourbon.
Je ne l’avais pas encore vu boire de bourbon une seule fois. Je traduisais les échanges entre Frank et les filles mais j’étais trop distrait pour me concentrer sur ce qui se disait. J’avais encore sous les yeux le visage de Noriko en état d’hypnose et les poignets tailladés de Frank. Depuis, ses poignets étaient restés cachés par les manches de la veste. Tout à l’heure, Noriko semblait possédée par une force étrangère à elle, on aurait dit une autre personne.
— Quel genre de bourbon on boit en Amérique ? Turkey, Jack Daniels, Brighton, c’est ça, hein, c’est bien ça ?
Maki posait des questions d’un air de dire : regardez comme je m’y connais. Il fallait que je traduise le mot bourbon. Il est difficile à prononcer et au début, quand j’avais commencé ce travail de guide, je le prononçais encore à la japonaise « bâbon », si bien que les Américains ne comprenaient pas de quoi je parlais. Certains avaient même parfois cru qu’il s’agissait de la marque de cigarettes « Marlboro ».
— Toutes les marques que tu viens de citer sont destinées à l’exportation, le vrai pays du bourbon, c’est le Sud, les gens du Sud gardent le meilleur bourbon pour eux, ils ne l’exportent pas à l’étranger, il y a un whisky du Kentucky qui s’appelle J. Dickens, c’est l’exemple typique, le Dickens dix-huit ans d’âge, c’est un peu comme le meilleur cognac, on se fait beaucoup d’idées sur le Sud, mais il y a pas mal d’endroits formidables là-bas.
Tandis que la conversation se poursuivait, je m’aperçus que les deux filles n’avaient jamais entendu parler du sud des États-Unis, pas plus que de la guerre de Sécession. Je n’en revenais pas. Frank s’étonna qu’elles connaissent le bourbon de la marque Brighton mais n’aient jamais entendu parler de la guerre de Sécession. C’est parce que je ne me sens pas concernée, répondit Maki, sans l’ombre de la moindre gêne.
Je me rendis compte que cela faisait près de cinquante minutes que je tenais compagnie à Frank et que je n’avais pas encore téléphoné à Jun.
Je demandai à Yuko si je pouvais utiliser mon portable ici. « Je ne sais pas », répondit-elle, d’un ton qui signifiait : je ne suis pas une hôtesse. « Pas de problème, intervint Maki. Tout le monde s’en sert, moi aussi, je le fais souvent. » A cette phrase, je compris que Maki était une semi-professionnelle basée dans ce club. Frank et moi étions assis côte à côte sur un canapé, Yuko et Maki en face de nous. Je ne m’y connais pas beaucoup en mobilier mais je voyais bien que la table comme le canapé étaient du genre très bon marché. Une aura signifiant « bon marché » paraissait les entourer. Des efforts mesquins pour les faire paraître plus luxueux qu’ils n’étaient ne faisaient que renforcer l’impression misérable que donnait le décor. Le canapé comme la table étaient minuscules, le revêtement du canapé rêche au toucher. On le sentait imprégné de la crasse de tous les clients solitaires et frustrés qui s’étaient assis dessus avant nous. La table avait ce lustre particulier au contre-plaqué avec en surface des imitations des nœuds du bois. Je n’ai pas vu beaucoup de beaux meubles dans ma vie mais je comprends tout de suite quand j’ai affaire à du mobilier minable, parce que ça m’attriste. Le canapé et la table allaient si bien aux deux jeunes femmes assises sous mes yeux que j’en avais presque envie d’inventer un nouveau proverbe : les esprits pauvres et solitaires s’incrustent dans le mobilier pauvre et solitaire. Maki possédait une pochette Vuitton, je peux encore comprendre que les filles jeunes aient envie de produits Chanel ou Prada, car une personne en possession de quelque chose d’authentique ne saurait être vraiment triste. Or, découvrir un objet authentique qui ne soit pas de marque est difficile, compliqué et demande aussi un certaine expérience dans le domaine du goût.
Le canapé avait des accoudoirs d’une forme bizarre, et on ne pouvait ni décaler les pieds de côté, ni s’asseoir de biais. Ma cuisse était collée contre celle de Frank. Quand j’essayai de sortir mon portable de la poche de ma veste, mon coude et mon bras effleurèrent le corps de Frank. « Tu téléphones à ta petite amie ? » demanda-t-il. Yuko tendit une serviette en papier et un stylo à Frank, et lui demanda d’écrire son nom « Name, you, name », répétait-elle. Frank écrivit FRANK, puis, le stylo en l’air, me demanda en riant : « Kenji, c’était quoi déjà, mon nom de famille ? » Son rire me donna la chair de poule. Juste à ce moment-là, Jun répondit au téléphone.
— Ah, Kenji, tout va bien ?
— Oui, répondis-je, quand Frank me prit le téléphone des mains en disant :
— Laisse-moi lui parler un peu.
J’essayai instinctivement de garder le portable dans la main mais Frank me l’arracha sans se soucier de ce que j’en pensais. J’eus la même impression que si un gorille affamé arrachait un régime de bananes d’un arbre. Je voulus crier : « Non mais qu’est-ce qui te prend ?! » mais une brusque montée d’adrénaline me prévint aussitôt que la tactique qui convenait à la situation n’était pas l’attaque mais la fuite. Même un chien serait parti la queue basse, indiquant par sa position qu’il renonçait à se battre. Je vis d’abord le bras de Frank s’étendre sous mes yeux, puis mon poignet droit fut brutalement saisi, le portable s’éloigna brusquement de mon oreille, tandis que l’autre main de Frank ouvrait de force ma main droite qui tenait le portable. A l’instant où il s’en saisit j’eus l’impression qu’il m’arrachait les doigts. Le geste de Frank avait été extrêmement violent mais si rapide que les deux filles en face de nous, croyant qu’il s’agissait d’un jeu entre bons copains, se contentèrent de nous observer d’un air amusé, un petit sourire aux lèvres. La force de Frank sortait vraiment de l’ordinaire. Le contact de sa main me rappela le moment où j’avais posé la mienne sur son épaule la veille : un contact métallique. Je craignis qu’il ne réduise mon portable en miettes rien qu’en le tenant. Et il avait accompli tous ces gestes avec légèreté, visiblement sans y mettre toute sa force.
— Hi, salut, je m’appelle Frank !
Il s’adressait à Jun à l’autre bout du fil d’une voix assez forte pour ne pas être couverte par la musique de fond, un morceau des Woolf Loose. Sa voix était étrangement gaie : la voix d’un businessman élégant dans un film américain, qui vient de finir de régler une affaire entièrement par téléphone.
— Tu es la petite amie de Kenji, c’est ça ? Comment tu t’appelles ?
Je suppliais intérieurement Jun de faire semblant de ne pas comprendre l’anglais.
— Hein ? Excuse-moi, je n’entends rien, la musique est trop forte.
— Hey, Frank, fis-je. Je voulais lui dire qu’elle ne parlait pas anglais, mais il me jeta un regard glacial et répliqua :
— Tais-toi, je suis en train de parler.
Jamais je ne lui avais vu un visage aussi effrayant. Maki ne le regardait pas, mais Yuko qui avait levé les yeux à ce moment surprit son expression et son sourire se figea. Même une élève d’école technique qui ne comprend pas un traître mot d’anglais pouvait se rendre compte en voyant ce visage que quelque chose ne tournait pas rond. On aurait dit qu’elle allait fondre en larmes. Moi, j’avais compris une chose au sujet de Frank : plus il était en colère, plus il était calme. Plus il était furieux, plus son expression devenait sombre et son regard glacial. Le terme « bouillir de rage » ne convenait absolument pas à Frank.
— Hein ? Je te demande ton nom, ton nom, tu comprends ?
Il parlait de plus en plus fort. Apparemment Jun feignait de ne pas comprendre l’anglais.
— Kenji, fit Frank en se tournant vers moi. Comment s’appelle ta petite amie ?
Je n’avais aucune envie de le lui dire.